Le processus de koïnéisation aux douzième-treizième siècles

Publié le par Maria Selig

 

Nous ne sommes qu’au début du processus qui, à son terme, mettra les langues romanes sur un pied d’égalité avec le latin, ou leur conférera même la suprématie sur ce rival. Pour le moment, aux douzième-treizième siècles, le latin est incontesté dans ses fonctions de langue de l’administration, de la vie intellectuelle, de l’Église, de la politique. Le nombre de manuscrits vernaculaires est infime par rapport aux manuscrits latins. Et en ce qui concerne la complexité des structures linguistiques, il faut avouer que le vernaculaire est un instrument souple et splendide dans les mains d’un Chrétien de Troyes ou d’un Arnaut Daniel. Mais il ne dispose pas encore de tous les moyens syntaxiques et lexicaux nécessaires pour s’exprimer dans les domaines scientifiques ou philosophiques. Il se les appropriera, mais cela nécessitera du temps et de l’aide : les intellectuels qui, comme Nicole Oresme, écrivent en vernaculaire même s’ils traitent de sujets philosophiques imiteront le latin médiéval. Le vernaculaire ne devient langue scripturale qu’en empruntant à son modèle longtemps inatteignable.

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Last but not3

 

Ce qui est en jeu, ce n’est pas la diversité régionale indéniable des mises par écrit médiévales, c’est la conscience des scribes, des auteurs et des lecteurs concernant l’identité et la stabilité de ces formes. Un auteur qui choisit d’écrire, mettons, une chanson de geste essaiera d’« ennoblir » sa langue, il ne choisira pas un dialecte local qui n’a cours que dans un rayon de quelques kilomètres. Nous connaissons quelques mécanismes, dits de koïnéisation, par lesquels on peut éviter un particuliarisme linguistique trop grand. On évite par exemple tout ce qui est trop insolite par rapport aux parlers voisins, on s’oriente vers une langue suprarégionale déjà existante, dans notre cas le latin, on essaie de trouver ce qu’on peut appeler le dénominateur commun des parlers connus. Il sera difficile de voir ces mécanismes à l’œuvre dans les manuscrits médiévaux. Mais même la langue des chartes, textes qui ne circulent souvent que dans un rayon de quelques kilomètres, n’est pas une langue locale, elle mélange systématiquement des traits locaux, régionaux et suprarégionaux dès le commencement de la transmission écrite. Le vernaculaire ne se manifeste que sous forme de scripta, d’ensemble de normes linguistiques plus ou moins récurrentes dans les manuscrits produites dans un ou des centres d’une région aux confins plutôt flous.

 

 

(Maria Selig, la Naissance des langues romanes, « Collection Entre-Vues », Éditions universitaires d’Avignon, 2008.)

 

Il y a évidemment eu plusieurs époques de "koïnéisation" au cours de notre préhistoire et de notre histoire linguistiques, ou, plus exactement des périodes où, à des degrés et à des échelles diverses, ce processus fut largement dominant. Mais il semble, bien sûr, que c'est l'"esprit de clocher" qui a prévalu durant le premier millénaire de l'ère chrétienne.

À propos de scripta, lire l’excellent article de Lydia Stanovaïa « La standarisation en ancien français » et son non moins instructif « Deux types de normes scripturales dans la représentation graphique de la déclinaison nominale de l'ancien français ».

 

 

 

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