Les langues supralocales

Publié le par Gilles Gomel

 

Toute activité qui met en relation des hommes dont les parlers d’origine sont trop différents pour que la compréhension soit possible s’accompagne d’un accord sur un moyen de communiquer par la parole, que ce moyen soit une langue déjà existante par ailleurs, ou une langue spéciale pour cet usage.

S’il s’agit d’une langue au service d’activités pratiques simples, on parlera de langue véhiculaire (allemand Verkehrssprache). On trouve de ces langues le long des grandes lignes de communication, parlées à la fois par ceux qui se déplacent et par ceux qui, fixés en un point, sont impliqués dans les trafics. Une telle langue est, par essence, supralocale (allemand überlandschaftlich) ; sa fonction même est de surmonter la variation géographique des moyens de communiquer, par l’adoption d’un moyen unique. La communauté correspondante est ouverte : elle peut s’accroître de quiconque a intérêt à employer la langue véhiculaire correspondant à un certain réseau de communication.

Le français a ainsi fait fonction de langue véhiculaire dans les Échelles du Levant. Souvent, cependant, ce sont des langues mixtes, formées d’éléments hétérogènes, qui assument cette fonction, on parle alors de sabirs, de pidgins. Correspondant à des besoins rudimentaires, de telles langues peuvent avoir un inventaire grammatical et lexical relativement pauvre ; s’il s’agit d’une langue comme le français, pratiquement une partie seulement de son inventaire est employée.

À ce premier type de langue supralocale est opposé un autre, pour lequel on emploie le terme générique de koinè, par référence à un exemple type, le grec dérivé de la prose attique classique, qui a été la langue commune (grec koinè dialexis) d’élites cultivées dans le bassin de la Méditerranée orientale, à l’époque des successeurs d’Alexandre, puis dans l’Empire romain d’Orient.

Ici la langue supralocale est associée à la diffusion de biens de culture : traditions littéraires, pensée scientifique et philosophique, innovations techniques, juridiques, etc. ; il s’agit d’échanges, de circulation d’idées, d’arts ; il y a une liaison étroite entre l’acquisition de la langue et celle de la culture intellectuelle. Ici l’acquisition spontanée par simple contact avec le milieu demande à être complétée par une acquisition dirigée, une pédagogie des écoles, des maîtres, tant pour la langue que pour les contenus qu’elle sert à transmettre. Il y a ainsi une communauté d’initiés, au-dessus des communautés locales, séparées par la différence de langue. D’autre part l’inventaire des moyens syntaxiques et lexica ux d’une telle langue est nécessairement accru de tout ce qui est nécessaire pour faire face à des besoins intellectuels mutiples.

Un cas limite est celui où une koinè est adaptée à toutes les activités, de la vie familière aux activités supralocales par essence, comme les arts, les sciences, l’administration des grands États. Ce cas nous est familier, car c’est celui de l’anglais, du français, de l’allemand, du russe modernes, et chaque communauté nationale moderne tend à donner ce statut à la langue d’État. Cependant les exemples ne manquent pas de langues supralocales adaptées à une activité déterminée : le moyen-haut-allemand classique était une koinè uniquement littéraire ; le latin médiéval une koinè uniquement cléricale, c’est-à-dire adaptée aux activités réservées à la classe des clercs et centrées sur la théologie. Une koinè peut, dans une région, être ce qu’on pourrait appeler une langue encyclopédique, correspondant à toutes les branches d’activité, et dans une autre région, ne supporter qu’une fonction : le français a pu être uniquement langue administrative dans certaines colonies, l’anglais servir de langue de la physique et des mathématiques au Japon, etc.

Du fait qu’une koinè peut couvrir tout le champ des besoins de communication, elle peut aussi servir de langue de la vie quotidienne. Il y a ainsi autour de Paris un vaste cercle où la koinè française est langue unique. Cette situation s’observe sur une aire plus étendue encore en Grande-Bretagne pour la koinè anglaise. En Allemagne, le nombre des personnes qui n’ont d’autre langue que la koinè, encore faible au début du siècle, s’accroît très rapidement, et l’état observable en France sera bientôt rejoint.

Néanmoins, il y a encore en Europe une majorité de bilingues qui usent selon la situation du parler dialectal du lieu, ou de la koinè ; l’origine de l’interlocuteur ou la nature de l’activité déterminent le choix.

(Jean Fourquet, « Langue — dialecte — patois », in A. Martinet dir., le Langage, « Encycl. de la Pléiade », Gallimard, 1968.)

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