La standardisation en ancien français (3)

Publié le par Lydia Stanovaïa

 

Le scriptorium, la bibliothèque et l’école de l’abbaye de Saint-Denis étaient parmi les plus grands et les plus respectés de l’époque. C’est là, au scriptorium de l’abbaye de Saint-Denis, que prirent leur naissance l’historiographie de la France et la tradition artistique des miniatures manuscrites.

Possédant une fortune considérable, mais pas la plus grande (Saint-Denis ne fut jamais parmi les plus riches abbayes de France), l’abbaye de Saint-Denis garda son autorité religieuse et une importance politique pendant des siècles et même aux xive-xve ss. quand plusieurs abbayes furent sur le bord de la ruine complète.

Le scriptorium et la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Denis ne furent pas dévastés par les invasions normandes ni autres, dues aux conflits armés ou politiques. L’école de Saint-Denis fut un centre dominant de l’écriture française et latine du viie au xve s.

L’importance et la puissance de l’abbaye de Saint-Denis sont liées aussi à son rôle privilégié dans la vie de la France : à partir du vie siècle, les rois francs et français furent enterrés à Saint-Denis. C’était également l’endroit où se trouvait l’oriflamme, la bannière sacrée des rois de France, et où on les couronnait.

En 1124 Louis VI, venu à l’abbaye de Saint-Denis pour prendre l’oriflamme, déclara saint Denis protecteur et défenseur principal du royaume après Dieu.

Tous ces faits historiques correspondent à merveille aux caractéristiques linguistiques des manuscrits français, aussi bien des premiers (ixe-xie ss.), qui sont fortement influencés par la latinité, que des postérieurs (xiie-xiiie ss.), qui constituent la base de recherches linguistiques.

Le rôle exclusif de l’abbaye de Saint-Denis en tant que centre de l’apprentissage du français correct se voit clairement de la citation suivante d’un écrivain anglo-normand de la première moitié du xiie s, auteur de l’Antichrist, qui avait ainsi expliqué son mauvais français :

Jeo ne sai guers romanz faire / Ne de latyn ma sermon traire,

Car jeo ne fu unques a Parys / Ne al abbaye de saint Denys,

Par ceo nul homme ne me doit blamer / Si jeo ne sai mye bien roumancer.

Il faut souligner la différence fondamentale entre l’extrait mentionné et les citations bien connues et répétées dans plusieurs ouvrages, comme par exemple la célèbre de Conon de Béthune (… mon langage ont blasme li Franceis … car je ne fui pas norris à Pontoise), ou celle de Jean de Meun (Si m’excuse de mon langage Rude, malostru et sauvage; Car nes ne sui pas de Paris …), ou celle d’Aimon de Varennes, de Marie de France et d’autres. Ces auteurs-ci s’excusèrent de leur parler régional en précisant qu’ils n’étaient pas nés à Paris. L’auteur anglo-normand, par contre, demanda pardon parce que lui, étranger, il avait appris à écrire en français et en latin non pas à l’abbaye de Saint-Denis, c’est-à-dire là où il fallait le faire.

L’usage écrit de l’abbaye de Saint-Denis se formait évidemment sous l’influence du francien, ce qui déterminait le prestige du francien ou, en termes de l’époque, du français. Cela veut dire que pour les contemporains « écrire en français » signifiait « écrire en francien » ou « à l’usage de Saint-Denis ». Il n’y a rien d’étonnant que les noms de Saint-Denis, de Paris ou de France soient considérés comme synonymes lorsqu’on parlait du français correct.

La base francienne des manuscrits s’est instituée comme telle grâce au fait que le centre religieux et culturel de l’époque, dont l’usage écrit devint normatif pour les scribes, se trouvait en Île-de-France, près de Paris. Cela montre que l’activité spirituelle, religieuse et culturelle peut influencer la formation d’une langue écrite bien avant la création politique d’un royaume uni.

Au cours des siècles, les scripta évoluèrent, chaque région élabora et perfectionna ses propres principes de la production de manuscrits. Les normes écrites régionales devinrent de plus en plus variées. L’apparition et le développement de grands monastères et abbayes influençaient, bien sûr, ces processus. Mais leur rôle dans la formation de l’écriture en France n’est pas comparable à celui de l’abbaye de Saint-Denis.

(Extrait de Lydia Stanovaïa, « La standardisation en ancien français », in Michèle Goyens & Werner Verbeke edit., The Dawn of the Written Vernacular in Western Europe, Leuven University Press, Louvain, 2003.)

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