La fabrique des origines

Publié le par Bernard Cerquiglini



La genèse du latin « vulgaire » ou « parlé » contée par Bernard Cerquiglini. Extraits.

Que le français soit issu du latin, nul n’en disconviendrait aujourd’hui. Les partisans d’une autre origine, celte en particulier (notre ancêtre, le gaulois), ont rangé les armes ou rejoint le magasin des fous littéraires (1). (…)


Une telle évidence ne s’est pourtant imposée qu’après plusieurs siècles d’hésitations et de débats. Bien qu’un lien génétique entre les langues latine et française ait été perçu dès le Moyen Âge (le clerc médiéval, bilingue, employant la langue vulgaire dans la vie courante, mais travaillant en latin, est incité à poser en filiation le va-et-vient qu’il opère), la question de l’origine ne fut examinée qu’à la Renaissance. (…)


Une filiation directe était posée entre le français et le latin classique : le latin écrit, beau latin de Virgile et de Cicéron que, mise à part la presque interruption due aux invasions barbares compensée par la renaissance carolingienne, on n’avait pas cessé d’enseigner. Un latin qui s’était quelque peu gauchi depuis l’Antiquité (latin médiéval, scolastique, etc.), mais que, d’Alcuin à Érasme, d’Érasme aux collèges jésuites, on n’avait pas non plus cessé de corriger et de purifier, c’est le latin, véhicule noble de la culture légitime, que les lettrés des xvie et xviie siècles pratiquaient avec la plus intime familiarité, et auquel ceux d’entre eux qui tenaient pour l’origine latine rattachaient tout naturellement le français. Il n’y avait pour eux pas d’autre latin. L’obstacle, cependant, était de taille : il était évident que la langue de Ronsard, puis de Vaugelas différait notablement de celle de Cicéron. Les partisans d’une autre origine n’avaient aucune peine à faire valoir que la langue latine, au rebours du français, possédait une déclinaison, riche et complexe, qu’elle était dotée d’une syntaxe reposant sur des principes nettement distincts, que son lexique était sur bien des points très spécifique. Le celte, par exemple, semblait dans cette perspective beaucoup moins éloigné du français. (…)


(Et), pas plus que la monogenèse latine, l’appel aux influences gauloise et germanique ne pouvait répondre aux critiques faisant valoir les différences profondes séparant la langue classique du français. L’objet de la réflexion n’était pas construit.

 

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Cette construction, solide et décisive, proviendra d’une tout autre perspective, des plus difficiles à concevoir puis à admettre pour les éminents latinistes qu’étaient ces érudits. Elle consiste à supposer que le français, et les langues romanes (portugais, espagnol, catalan, occitan, italien, etc.) en général, ne proviennent pas du latin classique, c’est-à-dire du latin écrit, appris à l’école, socialement et scolairement normé, mais du latin effectivement parlé, voire d’un latin « rustique » et populaire. Ce qui revient à dire qu’il existait en fait deux latins ; que le second, bien vivant et largement pratiqué dans tout l’Empire romain, présentait avec arrogance les fautes et barbarismes (irrespect de la déclinaison, ordre des mots fixe, vocabulaire familier et concret, etc.) que les régents de collège traquaient avec la dernière énergie. Ce qui revient à supposer, ensuite, pensée scandaleuse au moment où le français et les autres langues romanes acquéraient enfin statut, éminence voire universalité, que ces langues provenaient en fait du second latin, inférieur, rustique et vulgaire. Cette thèse est certes douloureuse à concevoir ; mais elle résout le problème des différences fondamentales entre le latin et les langues romanes (celles-ci proviennent d’une latinité tout autre, plus proche d’elles), et pose correctement la question de l’origine. (…)


On doit à Pierre Nicolas Bonamy le geste épistémologiquement judicieux et fondateur : critiquer d’une part l’origine que ses prédécesseurs, bons latinistes, ont présupposée : le « latin des livres » ; construire d’autre part un concept de latin qui, tout en légitimant la romanité du français, justifie la spécificité de cette langue par rapport à celle des auteurs classiques. Il avance dès lors la thèse que l’origine de notre langue « n’est autre chose que la langue latine parlée et employée dans les discours familiers ». Il faut donc admettre qu’il y avait à Rome deux latins, et que l‘originaire fut aux antipodes des habitudes de la connaissance érudite : un latin des rues et du peuple, étranger au livre et à l’école, appris « en l’entendant prononcer aux Romains soldats, marchands, artisans, esclaves, qui n’avaient pas plus fréquenté les écoles d’Italie que les Gaulois celle des Gaules ». C'est du latin oral, de la conversation pratique, qu’est issu le roman, devenu plus tard le français. (…)


Un latin populaire, « vulgaire » au sens étymologique comme au sens commun, sans inversion syntaxique, pourvu de déclinaisons minimales, et usant abondamment de prépositions (toutes propriétés des langues romanes) : « Je ne puis trop le répéter : c’est de la langue parlée des Romains que les Gaulois ont appris à parler latin. » (…)


 

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Il aura fallu plusieurs siècles pour faire éclater la vérité, qui tient en un adjectif : le français provient certes du latin, mais du latin parlé.


(Bernard Cerquiglini, Une langue orpheline, les Éditions de Minuit, Paris, 2007.)

 

1. « Fous littéraires » que, prudent, Cerquiglini s’est bien gardé de visiter. À la page 110 d'Une langue orpheline (note 2), il confond allègrement l’innocent Hippolyte Cocheris, inspecteur général de l’instruction publique et créateur d’une collection de manuels scolaires, avec le Granier de Cassagnac des Origines.

Est-il nécessaire de préciser que Granier n'a rien du fou littéraire ?


(Commentaires à venir.)

 

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D
<br /> "Cette thèse est certes douloureuse à concevoir"<br /> <br /> Quelle réaction étrange. Des affects personnels à la limite de l'ethnomasochisme ! Car que serait sa douleur si, pire, le Français était d'origine gauloise !<br /> <br /> J'ai tout de même l'impression que c'est toujours la même ritournelle : Ex oriente lux contre les Européens archaïques, les Romains et les barbares, les Modernes et les réacs, etc. Sauf que tout<br /> s'effrite si l'on y regarde de plus près et grâce à la science elle-même.<br /> <br /> C'est en m'intéressant à la thèse de Mario Alinei que je suis tombé sur votre blog qui est très intéressant.<br /> <br /> Je ne sais que penser. J'ai lu "L'antiquité des patois..." et le texte d'Heugene Hins et j'en suis abasourdi. C'est tellement convaincant que j'en viens à douter de la véracité de cette thèse.<br /> Quels sont les arguments que l'on oppose à votre thèse généralement ? Êtes-vous linguiste de formation ?<br /> <br /> Cordialement<br /> <br /> <br />
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