L'état de la recherche (Mario Alinei)

Publié le par Mario Alinei

 
Je n’ai pas cru bon de corriger les quelques fautes et maladresses qui émaillent le texte de Mario Alinei, lequel ne s’exprime pas ici dans sa langue maternelle. L’article, de toute façon, est d'une grande clarté — Alinei est toujours d'une lecture simple et agréable. Concernant notre sujet, on verra que l'auteur n’a pas encore jugé utile de s’affranchir du présupposé néolatiniste, et que sa théorie s’en trouve passablement entravée, mais on ne doit pas douter que lui ou l’un de ses émules finira bien par sauter le pas. On a déjà pu voir (ICI) qu'il remettait explicitement en question l’attribution d'une origine récente à nos patois. Ce fut le point de départ de la réflexion de Granier de Cassagnac (Antiquité des patois. Antériorité de la langue française sur le latin). (G.)
 
La théorie courante parmi les spécialistes est aujourd’hui celle d’une savante américaine d’origine lithuanienne, mme Marija Gimbutas. Selon cette théorie les IE étaient des éleveurs et guerriers nomades, avec une organisation patriarcale et une religion céleste, qui envahirent l’Europe au commencement de l’Age des Métaux, environ au IV millenaire avant notre ère, en provenant de la Russie méridionale. Avant de se différencier, ils auraient subjugué les peuples qui habitaient l’Europe et l’Asie occidentale, et remplacé leur langues et leur cultures. Ces peuples subjugués, qui sont appelés pre-IE, selon cette théorie avaient des caracteristiques radicalment opposés a celles des invaseurs: ils étaient agriculteurs au lieu que pasteurs, pacifiques au lieu que guerriers, ils avaient une organisation matriarcale au lieu que patriarcale, et une religion terrestre au lieu que céleste.

Or, ce modèle est assez vulnerable. La critique principale est du côté archéologique: car l’archéologie ne dispose d’aucune preuve d’une telle invasion à  échelle continentale, ni de la totale césure qu’on attendrait de voir dans le cadre culturel de l’Europe de l’Age des Métaux si cette invasion aurait eu lieu. Et il est difficile de s’imaginer que cette gigantesque colonisation de notre continent aurait pu avoir lieu sans laisser aucune trace, d’autant plus que cette invasion serait recente.

(...)

En outre, il y a beaucoup d’autres faiblesses dans cette vieillarde théorie traditionelle. Je mentionnerais les plus faciles à être résumées.

(1)    L’idée de l’opposition ethnique, entre IE bergers et guerriers patriarcaux, et pré-IE cultivateurs pacifiques et matriarcaux n’est plus défendible à la lumière de la recherche moderne. Le problème avec cette opposition n’est pas qu’elle manque de preuves; au contraire, elle a été confirmée par la recherche moderne. Mais ce que la recherche récente a établi c’est que l’économie nomade pastorale, avec ses connotations guerrières et patriarcales, n’est pas indépendante de l’agriculture, comme on pensait au début du siècle, mais une variante secondaire de l’économie agricole, qui naît à l’intérieur, et pas en déhors, des populations néolithiques. L’opposition idéologique, d’organisation familiale et de religion est une opposition interne aux societés néolithiques, et pas une opposition entre deux populations ethniques différentes. Si il y a donc des populations de pasteurs nomades en Europe, elles doivent être des populations cousines, si non soeurs, des populations agricoles de la même aire. On ne peut pas parler donc d’opposition entre IE et pré-IE, mais seulement d’opposition entre deux différentes couches IE, ou bien entre deux couches non-IE.

(2)    Il y a eu dans les deux dernières décades au moins trois découvertes, qui ont changé le cadre chronologique traditionnel, sans que la théorie courante en a tenu compte.

La première découverte a été que le Hittite, une langue IE déjà séparée des autres, était écrite et parlée en Anatolie en 2000 av. J.C. environ. Or, si une langue IE était déjà séparée en 2000 av. J.C., il est difficile d’admettre que le IE commun est entré en Europe peu de temps avant, comme la théorie courante prétend.

La deuxième découverte, qui a confirmé et renforcé la première, est celle qui a reconnu dans la langue dite Linéaire B, écrite et parlée en Grèce au XV siècle de notre ère (*), une variété ancienne de Grec, dite grec Mycénéen. Cette découverte est encore plus importante que la première. Car le Hittite est une langue morte, sans liens avec la réalité présente. Le Grec Mycénien, en revanche, prouvent que les Grecs étaient arrivés en Grèce, en tant que population séparée, déjà au II millénaire. Il devient donc de plus en plus difficile d’exclure que la présence grecque en Grèce était encore plus ancienne, et que le même soit possible pour d’autres langues IE, en particulier pour le Latin qui appartient à la même aire méditerranéenne que le Grec et le Hittite.

La troisième découverte concerne le Latin et les langues italiques, et a été faite par un étruscologue italien. Il a pu démontrer ce qu’il appelle la suprémacie de l’ambiance latine et italique sur celle étrusque, et l’enorme contribution humaine latine et italique à la phase intense de développement culturel étrusque d’époque villanovienne, c.à.d. de l’Age du Fer. Cela démontre, ni plus ni moins, la présence latine et italique dans l’Italie pré-villanovienne, c’est à dire du II millénaire au plus tard.

L’agrandissement de l’horizon chronologique
Tout converge à démontrer donc qu’il faut réviser le cadre chronologique de la théorie traditionnelle des origines des langues européennes, et aussi celui de la dialectologie dite romane, étant donné que le Latin doit être présent en Italie, et peut-être dans d’autres régions voisines, déjà au IIe millénaire, quand Rome n’éxistait même pas. Dans plusieurs de mes publications j’ai commencé cette revision en introduisant, à côté de la notion traditionnelle de Romanisation, la notion nouvelle de Latinisation. La Romanisation reste bien sûr un horizon fondamental de l’histoire des langues dites romanes grace à la Romanisation, mais elle n’est plus la seule. On y ajoute un niveau plus profond, qu’il faut appeler pre-roman, même s’il concerne le Latin, et qui est celui de la Latinisation et de l’Indo-Européisation. (...) En outre, le Latin et les autres langues italiques, ainsi que nous les connaissons dès leurs premières attestations écrites, appartiennent désormais à l’Age du Fer final, caractérisé par la stratification sociale la plus poussée. Et en tant que langues écrites, elles sont, selon la définition des archéologues modernes, l’expression des besoins des élites dominantes qui se sont formées dans l’Age des Métaux. Ceci veut dire qu’à côté du Latin et des langues italiques comme nous les connaissons, nous devons supposer une série de variantes ‘latines’ ou ‘italiques’ inconnues, mais contemporaines du Latin et des autres langues Italiques attestées, et différenciées d’elles au point de vue linguistique, socio-culturel et géographique.

La formation des parlers dits romans de la Méditerranée peut -ou plutôt doit- commencer déjà dans la période de la Latinisation, sans attendre la Romanisation.


(Mario Alinei, « Vers un nouvel horizon chronologique pour l'origine et la formation des langues et des dialectes européens », Géolinguistique, 6-1995, 33-41.)


(*) Il s’agit bien entendu du XVe siècle avant notre ère.

 
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