La standardisation en ancien français (2)

Publié le par Gilles Gomel

Bien avant l’apparition de premiers manuscrits en langue française, la tradition écrite en France avait déjà existé (en latin), et elle était concentrée dans des monastères devenus centres essentiels de la production et de la conservation des manuscrits, et, ce qui est très important, de l ‘apprentissage et de la formation des scribes.

La norme française commune n’étant pas encore codifiée, les scribes s’orientaient dans leur travail vers les normes écrites, élaborées et établies dans les grands centres de l’écriture, les plus respectés de l’époque. C’est justement pour cette raison que les manuscrits ne reflétaient pas directement les dialectes correspondants, mais ils reflétaient les scripta avec leur norme régionale. Il est possible que les normes scripturales soient multiples et plus ou moins variées, mais il est tout à fait impossible que ces normes scripturales soient absentes, car, dans ce cas-là, les manuscrits auraient présenté non pas la diversité, mais le chaos absolu de graphies et de formes.

Estimant que la norme constitue une caractéristique immanente de la langue et que la communication linguistique, orale ou écrite, se réalise d’après certaines règles normatives, je suppose qu’à l’époque de l’ancien français, l’absence de la norme commune codifiée fut compensée par l’existence de plusieurs normes scripturales. Ces normes étaient imitées et enseignées dans les écoles, monastiques pour la plupart, sous forme de règles. L’Orthographia Gallica du xiiie s. nous donne un parfait exemple de certaines règles.

Cela veut dire que la normalisation de la langue française écrite avait commencé bien avant la formation politique du royaume de France. Cette affirmation peut paraître paradoxale car la normalisation et la codification du français sont traditionnellement liées avec la formation de la langue nationale et datent des xvie-xviie ss.. Mais les anciens manuscrits français, différant très peu par leurs traits régionaux, témoignent clairement du choix conscient fait par des scribes en faveur de la norme francienne, dès l’apparition des premiers manuscrits en français, c’est-à-dire dès le ixe s.

Certes, les dialectes d’une langue ont une base linguistique commune qui, dans le cas de l’ancien français, était renforcée par l’orthographe latine et la tradition écrite latine, conservées dans les scriptoriums après la chute de la chute de l’Empire romain. Mais cette base commune linguistique et l’influence conservatrice de la tradition latine ne peuvent pas expliquer la prépondérance évidente des formes franciennes dans tous les manuscrits de l’époque. C’est seulement par l’orientation des scribes vers le modèle écrit francien, qu’ils considéraient correct et qui avait pour eux plus de valeur sociale, que nous pouvons expliquer la majorité des formes franciennes, choisies par eux en dépit des formes régionales.

Nous établissons l’origine francienne de la norme que les scribes français avaient tâché de suivre. Autrement dit, il s’agit de l’usage écrit, élaboré dans un des grands centres d’écriture de la France et dont la base francienne avait déterminé la présence et, pour la plupart, la prépondérance des formes franciennes dans les manuscrits. Cet usage était pris pour modèle de norme. Je suppose que ce centre se trouvait dans le scriptorium de l’abbaye de Saint-Denis, près de Paris.

(Extrait de Lydia Stanovaïa, « La standardisation en ancien français », in Michèle Goyens & Werner Verbeke edit., The Dawn of the Written Vernacular in Western Europe, Leuven University Press, Louvain, 2003.)

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